L’arnaque du numérique éducatif

vendredi 24 avril 2015
par  BC
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L’arnaque du numérique éducatif
Sud éducation Hautes-Alpes
jeudi 19 mars 2015

ENT, i-prof, m@gistère, TBI, e-learning..., le numérique déferle dans nos vies et dans nos classes de manière e-responsable car ses lobbies ont enfin réussi à s’ouvrir grands les vannes. Pour n’en citer que quelques uns :
- le Syntec numérique, qui, comme l’a relevé Charlie Hebdo, a été ultra actif pendant la campagne présidentielle pour inviter les candidats à faire baisser la pression fiscale sur les entreprises numériques, et a dépensé 625 000 euros en consultants, achats d’études, et réceptions en 2012 où 600 % d’augmentation des frais de relations publiques apparaissent dans ses comptes ;
- le SNJV (Syndicat National des Jeux Vidéo), ayant réussi à faire gober à nos dirigeants que les « Sérious games » sont des jeux pédagogiques.

Ainsi, de missions en sous-missions, le gouvernement a fini par adhérer à cette nouvelle croyance prêchée par des techno fanatiques. Il a donc mandaté une mission pluridisciplinaire pour préparer le volet industriel de la stratégie numérique présentée par le ministre de l’Éducation nationale, le 13 décembre 2013. La « Structuration de la filière du numérique éducatif : un enjeu pédagogique et industriel » [1] justifie le mot pédagogique de son titre par 2 paragraphes d’une dizaine de lignes (sur 61 pages) tentant de parler pédagogie. Pour le reste, les propos, purement économiques, visent à orienter la dépense publique dans un gouffre pour asseoir les acteurs français du numérique dans ce grand marché mondial. En voici les principaux fantasmes :

- Employabilité :

« Au lieu de prescrire une liste quasi exhaustive de situations, savoirs ou compétences, les programmes pourraient se limiter à quelques grands enjeux et mettre en avant les approches transversales et critiques, vis à vis desquelles le recours au numérique trouverait sa place. De tels programmes, construits sous la forme de référentiels de compétences de type « curriculum », sont effectivement utilisés dans nombre de pays européens dans lesquels les pratiques pédagogiques avec le numérique sont plus avancées que dans notre pays (par exemple le Royaume-Uni et l’Autriche). » (1)

- Flexibilité :
« la classe ne se fera plus seulement dans un même lieu, au même moment, le temps extrascolaire pénétrera le temps scolaire et la relation enseignant-apprenant en sera renforcée ; les élèves auront accès aux cours de n’importe où et pourront communiquer en temps réel avec leur enseignant, qu’ils soient dans la classe, dans le parc ou à leur domicile » (rapport Fourgous)

- Casse du statut des enseignant-es et précarisation :
« ...les technologies de l’information et de la communication pour l’enseignant (TICE) vont permettre de faire évoluer leur formation et leur statut : ils vont devenir des « guides », des « metteurs en scène », des « ingénieurs pédagogiques », des « catalyseurs d’intelligence collective ».(1) « Là où il est intégré aux enseignements, le numérique change radicalement la donne de l’enseignement et de la formation dans quatre directions : les contenus, les méthodes, les lieux et les temps. » (1)

- Privatisation de l’enseignement, à commencer par le matériel :
« Pour poursuivre, voire amplifier, l’effort d’équipement des établissements tout en restant dans une enveloppe budgétaire contrainte, compte-tenu de la situation financière des finances publiques, une réflexion devra sans doute être engagée sur le partage de l’effort entre les contributeurs publics et les ménages privés (en particulier, s’agissant des terminaux individuels des élèves) d’une part, et entre les différents contributeurs publics d’autre part. » (1)

Ces e-mondes(immondes) rapports, pavés qu’on n’ose imprimer, e-noffensifs (inoffensifs) sur la toile because tldr (too long didn’t read) (car trop long pour être lus) dégoulinent d’e-novlangue (innovlangue) pour convaincre les divers ministères de collaborer afin de « structurer » la filière numérique en donnant une « lisibilité » aux entreprises qui s’engagent dans cette e-limitée « concurrence ».

Quant aux risques que cette intrusion numérique fait courir aux élèves et aux enseignants, pas une ligne, même si, il est clairement dit qu’aucun intérêt pédagogique est démontré : « Même s’il ne faut pas surestimer ni les impacts positifs du numérique sur la réussite éducative – il s’agit à ce stade d’un sujet assez peu documenté – ni l’ampleur des usages numériques à l’école – ils restent assez limités même dans les pays les plus en pointe – il n’y a guère de doute sur les enjeux de l’éducation au numérique et sur l’importance d’une généralisation du numérique à l’école. » (1)
Economique et pédagogique sont dans un bateau, pédagogique tombe à l’eau, que reste-t-il ?
Pourtant, les risques de cette industrie virtuelle sont bien réels et chacun-e de vous a commencé à ressentir les premières souffrances qui ne sont que les symptômes du cancer rongeant l’EN, qui, peut-être, se dévoilera d’un coup, lorsqu’il sera trop tard.

- Du côté des enseignants :

- restriction des échanges et du lien (pseudo formations à distance isolant les enseignant-es),
- surcharge de travail par les traitements et l’archivage d’informations déferlant à un rythme oppressant (sentiment de frustration à ne pas pouvoir tout faire),
- intrusions des injonctions hiérarchiques dans tous les temps de la vie, flicage.

- Du côté des élèves :
- surexposition aux ondes wifi et aux scintillements lumineux,
- surexposition au harcèlement en ligne dans et hors les murs,
- développement d’un nouveau trouble, celui du déficit de l’attention [2] (« esprit incapable de se fixer sur un objet », où « l’attention est une lutte permanente entre les distractions qui produisent une satisfaction immédiate et une écoute attentive ou un travail soutenu qui s’inscrivent dans des objectifs à long terme ou des perspectives de gratification différées »). (2)

D’ailleurs, certains ne s’y trompent pas : « De nombreux cadres des sociétés high-tech de la Silicon Valley envoient leurs enfants dans des écoles appliquant la pédagogie dite Waldorf, dans laquelle les nouvelles technologies n’ont pas de place puisqu’elle repose avant tout sur l’éducation physique et le travail manuel... « Les partisans de la pédagogie Waldorf estiment que les ordinateurs inhibent la créativité, le mouvement, les interactions sociales et la capacité d’attention »... (2)

On assiste alors à une propagande invasive destinée à vendre cette technique énergivore, chronophage, polluante mais innovante. « Technique innovante » étant associée à « pédagogie innovante ». En effet, le développement à une vitesse exponentielle de ces technologies nous prive du recul nécessaire à leur critique éclairée, PRÉSENT étant égal à FUTUR (remarquez, ça simplifierait l’apprentissage de la conjugaison). La sensation d’accélération du temps qui touche toute la société et l’atomisation de celle-ci n’est pas déconnectée de l’intrusion tout azimut de cette technologie, qui, comme toutes, modifie nos comportements (ce que les missions sus-citées ne nient pas, au contraire). « Le message c’est le medium » disait Mac Luhan [3] dans les années 60.

Alors,
Demain, les collèges connectés mieux financés que les autres, un fantasme ? Nos DASEN annoncent déjà que si certaines zones perdent les moyens ZEP, ceux-ci seront compensés par des financements de projets innovants ! On imagine bien lesquels.
Demain, enseigner via tweeter avec son portable personnel, un fantasme ? C’est déjà l’objet de forums pédagogiques proposés sur votre temps personnel.
Demain, des collèges sans profs, un fantasme ? ça se passe déjà au Mexique qui a opéré des coupes budgétaires drastiques dans l’enseignement public.

… Alors, on attend après-demain d’être un prof précaire portant le titre ronflant d’ingénieur pédagogique gérant à distance un portefeuille d’élèves et payé à la tâche ? D’ores et déjà « Il suffit d’ordinateurs, de webcam, de Skype ou de MSN, et la leçon peut débuter ». Profexpress, « n°1 de la téléassistance aux devoirs » promet même « en trois clics un enseignant de l’Éducation nationale en direct ». (2)

SUD éducation se saisit de ce sujet. Un groupe de travail y est engagé. Des stages ont eu lieu dans des syndicats locaux en novembre dernier (Intrusions numériques, dans le 05 et Déconnectons dans le 71). Nous incitons les collègues à user des registres RSST pour signaler toute souffrance innovante afin que ce sujet puisse être traité dans les CHS-CT.
L’emprise numérique, c’est pas automatique. Posons des limites à cette dictature de l’illimité.

[1] Rapport cosigné par le Ministère de l’éducation nationale, le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, le Ministère de l’économie et des finances, le Ministère du redressement productif – Propos repérés par le signe (1) ; ce n’est pas nous qui soulignons en gras.

[2] Cédric BIAGINI, L’emprise numérique – Comment internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies, Éditions l’Échappée , 2012 - Propos repérés par le signe (2)

[3] Marshall Mc Luhan, Pour comprendre les médias, publié par McGraw-Hill book Company, New-York, 1964